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Rencontre avec un pro des médias…. Julian Sancton du magazine Departures

Journaliste depuis plus de 10 ans pour les publications américaines les plus prestigieuses, Julian Sancton révèle l’envers du décor des médias américains. Ce passionné de culture est actuellement Senior Features Editor au sein de la rédaction de Departures, bimestriel de luxe consacré aux voyages. Ses derniers reportages ont porté sur des sujets aussi divers que le Musée du Louvre à Abu Dhabi ou l’île privée de Marlon Brando.
Anna : En guise d’entrée en matière, pourriez-vous nous raconter la façon dont vous êtes devenu journaliste et décrire votre parcours professionnel ?

Julian : Après un bac en France et des études d’histoire aux Etats-Unis, j’ai travaillé pour une maison de production de documentaires, puis, je suis rapidement entré à la rédaction de Vanity Fair comme stagiaire. J’y suis resté 7 ans, pendant lesquels j’ai gravi les différents échelons. Ensuite, j’ai intégré le magazine Esquire pour développer une appli sur Ipad. Ce projet était passionnant car, à l’époque, on pensait que le web sauverait l’industrie, voire remplacerait le papier. Je suis ensuite passé chez Bloomberg comme « editor » et ai travaillé en freelance en tant que « writer » pour différentes publications (Esquire, Playboy, The New Yorker…). Ici, les journalistes changent régulièrement de magazine mais souvent au sein d’un même secteur. Il n’est pas rare de revoir les mêmes têtes au fil des années d’une rédaction à l’autre, dans le domaine du luxe par exemple. Je suis aujourd’hui Senior Features Editor spécialiste de la culture, de la technologie et des voyages chez Departures, magazine de luxe du groupe Time Inc.

Les titres et fonctions ont des acceptions très différentes aux Etats-Unis. Quand on parle de « writer », qu’entend-on ici ?

Aux Etats-Unis, le concept de « writer » est très particulier et n’a pas de réel équivalent en France. Le « writer »  est quelqu’un qui vit de son écriture au sens large : il peut être rédacteur dans les médias mais aussi pour des entreprises, des associations et il peut travailler sur une large palette de sujet. C’est, globalement, un producteur de contenu. En France, le métier de journaliste recouvre un statut professionnel à part entière et est entièrement dédié aux médias.

L’organisation au sein des rédactions est-elle également très différente  aux Etats-Unis ?

L’organisation américaine est en effet très spécifique et extrêmement hiérarchisée. En dessous du rédacteur en chef (« Editor in chief») il y a une série d’ « Editors ». Ces derniers, au fil des années, obtiennent des promotions ou des grades, un peu comme à l’armée. L’ordre hiérarchique est, en général, le suivant : « editorial assistant < editorial associate < assistant editor < associate editor < senior editor < articles editor < senior features editor < deputy editor < editor in chief». Plus on grimpe dans cette hiérarchie, moins il y a de monde car, à chaque étape, il y a un gros écrémage. Tout en haut, le editor in chief est souvent très expérimenté : cette fonction est très prestigieuse ici… et peut parfois être rémunérée des millions de dollars. Chaque Editor, quel que soit son rang, dirige un pool de « writers », free-lances ou employés, que l’on nomme une « stable » (étable en français) mais qui ne sont pas rattachés à un seul editor. Le rôle de ces Editors est de réécrire, de relire et de corriger les articles de ses « writers », de trouver des idées nouvelles, d’indiquer des grandes lignes ou des angles à ces derniers.

Quelles répercussions concrètes a ce type d’organisation sur le produit final ?

Il faut savoir que chaque article qui est publié a été relu par le « writer », son « editor », le « copy editor » (qui corrige les fautes formelles), le « Editor in Chief» et, personnage clé, le « fact-checker ». Ce dernier n’a pas d’homologue en Europe. Il s’agit d’un correcteur qui est chargé de vérifier l’orthographe des patronymes mais surtout des sources des journalistes. Il y a un à deux « fact-checker » dans chaque rédaction pour investiguer la véracité de l’information.

Comment expliquez-vous cette obsession pour la vérification des articles ?

Aux Etats-Unis, les médias de premier plan sont extrêmement attachés à l’objectivité et à la véracité de l’information qu’ils publient. Leur image se joue fondamentalement sur ce critère qualitatif. Il y ainsi un grand nombre de règles tacites respectées de tous. En voici quelques-unes : on cite toujours sa source, c’est une obligation. A partir de trois sources concordantes et sans lien entre elles, on estime que l’information est vérifiée. Le « fact-checker » s’assure donc que les sources se recoupent en demandant des preuves aux journalistes (e-mail, enregistrement, vidéo…). Autre règle : lorsqu’un journal met en cause quelqu’un (CEO, homme politique, société), il accorde automatiquement un droit de réponse à ce dernier afin d’équilibrer le discours. Nous sommes dans la recherche permanente de neutralité et de « fairness » pour équilibrer les points de vue au sein de la partie reportage, toujours bien distincte de la partie « opinion ».

Quelle comparaison pouvez-vous faire à ce sujet avec la presse européenne ?

Je dirais que la presse française est une presse d’opinion, dans laquelle l’orientation politique prend parfois le pas sur les faits réels. Grand lecteur du journal Le Monde, je suis parfois étonné de trouver des fautes de fond et de forme (notamment dans les noms propres) malgré la qualité de ce quotidien. Certains articles ne passeraient pas aux Etats-Unis. Quant aux journalistes anglais, avec qui nous collaborons souvent, ils ont tendance à dire que nous, Américains, sommes trop rigides quant au « fact-checking ». Pour ma part, j’admire vraiment l’écriture des journalistes anglais… même si ils ont parfois tendance à être peu scrupuleux. Il m’est arrivé de travailler avec un grand journaliste anglais qui invente souvent ses sources. Enfin, autre grande différence d’approche médiatique : alors qu’en France la presse quotidienne suppose que les lecteurs sont au courant de tous les sujets—au point de faire allusion à des intrigues complexes avec les seuls mots « l’affaire x, »—la presse américaine, elle, a tendance à toujours tout remettre en contexte en préambule d’un article. Le résultat est que quelqu’un qui lit un journal américain après une longue absence n’a aucun mal à comprendre les articles, ce qui ne serait pas le cas en France.

On sait qu’à New-York, il y a 20 attachés de presse pour un journaliste. Les relations entre le monde des RP et celui des médias sont-elles complexes ?

Avec l’essor des agences de RP, on constate que, nous, journalistes, sommes extrêmement sollicités. Je reçois plusieurs centaines d’emails par jour, je suis donc obligé d’effectuer un tri rapide. Tout d’abord, je ne porte mon attention que sur les emails qui sont personnalisés et qui me sont vraiment destinés—sauf bien sûr si l’expéditeur est une institution que je connais déjà bien. Je mets de côté les messages envoyés à plusieurs journalistes en même temps et les emails trop « léchés » (type publicité avec photos). Un email peut parfois me donner une bonne idée d’article, c’est pourquoi j’ai l’habitude de conserver les messages dans ma boîte même si je ne les ouvre pas dans un premier temps. Un tour rapide dessus peut m’inspirer un sujet. Par ailleurs, je pense que les attachés de presse ne doivent pas hésiter à faire des relances personnelles par mail ou par téléphone (auquel je réponds rarement mais dont le répondeur peut écrire un message que je reçois dans ma boîte email). Je fais rarement des rencontres ou des déjeuners RP et lorsque cela arrive, il faut que la relation existe depuis longtemps et soit solide. Ou que je sois déjà passionné par le sujet.

Un dernier mot sur l’actualité du moment : que pensez-vous du traitement médiatique américain local de la campagne présidentielle ?

A chaque élection, les commentateurs se plaisent à dire que l’on assiste à une campagne très différente, inédite. Je dirais que, pour une fois, ce poncif est justifié. D’une part, avec Donald Trump, on se retrouve avec un candidat sans scrupules et sans respect pour les médias. Il a pris la main sur les réseaux sociaux via son compte Twitter personnel pour s’exprimer auprès du grand public. Aussi, il passe d’un sujet à l’autre sans transition pour prendre au dépourvu la presse. Cette dernière ne sait pas sur quel pied danser : dès qu’il lance un sujet polémique, les médias travaillent dessus pour contrer ses arguments mais il passe à une autre thématique. Comme je le disais, nous sommes ici très soucieux du fact-checking mais à cette vitesse, c’est peine perdu ! Nous sommes pris de court en permanence. De son côté Hillary Clinton, qui avait une méfiance viscérale de la presse voit aujourd’hui que les médias sont incontournables. On sent un changement opérer chez elle. La fin de la campagne sera très intéressante de ce point de vue.

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Start-ups françaises : la prudence s’impose pour communiquer avec succès aux Etats-Unis

Les grandes success stories des frenchies aux US font rêver médias et entrepreneurs en France. Neolane, racheté à prix d’or par Adobe, ou, plus récemment, Sticky Ads, repris par le géant américain ComCast, nous font croire à un avenir prometteur pour les jeunes entreprises sur le Nouveau Continent.
Pourtant, un sondage auprès de start-uppers français présents aux Etats-Unis nous enseigne que le premier défi -et pas des moindres- est d’acquérir une notoriété locale.
Dans les faits, il s’agit sans doute de la tâche la plus complexe pour une entreprise étrangère. Différences culturelles fondamentales, pléthore de petites entreprises techs, myriade de médias dont les modèles déconcertent parfois : autant d’obstacles de taille à surmonter. Après m’être entretenue avec plusieurs entrepreneurs, j’ai dressé une liste pratique des DO et DON’T des RP outre-Atlantique, à destination de ceux qui veulent réussir à vivre leur rêve américain.

DON´T :

  • Se précipiter. L’écosystème des start-ups américaines est très différent de l’environnement français. Ici, aux Etats-Unis, les jeunes entreprises sont très nombreuses, hyperactives et très créatives dans leur communication. Comme le résumait un start-upper récemment débarqué : « le marché des start-ups est très bruyant aux US. Faire entendre sa voix est un vrai défi, il faut savoir prendre du recul sur cet écosystème ». Or, nombreux sont les entrepreneurs qui se jettent à corps perdu dans la communication et les RP avant même d’avoir fait un état des lieux de leur marché. En parallèle, les journalistes ont ici d’autres attentes, fondées sur des relations privilégiées de long terme. Prendre son temps permet de construire des liens avec les médias, de  tester ses messages et de bien identifier les canaux qui permettent de faire la différence.
  • Arriver en terrain conquis. « En France, quand on est un entrepreneur à succès, on est un superman. Quand on arrive aux US, on est au pays des supermen, on est comme tout le monde… certains égos en souffrent beaucoup », me confiait un start-uppeur installé à New-York depuis plusieurs années. Les entrepreneurs se comptent par centaines de milliers aux Etats-Unis. Un nom célèbre dans la tech ou des succès passés en France ne suffisent donc pas à se différencier de la masse des entrepreneurs locaux.  Un autre start-upper me confiait : « en arrivant ici, il faut considérer que l’on repart à zéro en termes de communication et de notoriété. Il faut être prêt à refaire le même chemin que dans l’Hexagone ».

 

  • Faire aveuglément confiance aux agences de RP. Nombreuses sont les mésaventures d’entrepreneurs français qui m’ont été rapportées. L’un d’entre eux affirmait même que le start-uppeur français est le « bon client » par excellence pour les agences locales. Elles sont, en général, nombreuses à vous appeler et savent afficher une image de spécialiste des RP dans la tech. Méfiance : avant de s’engager, mieux vaut se renseigner sur les résultats réels de ces agences et contacter leurs anciens clients. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les tarifs sont élevés, même pour les petites entreprises… et ne garantissent en aucun cas les résultats. Ainsi un entrepreneur m’a-t-il confié avoir dépensé plus de 12 000 euros par mois pendant un an… pour n’obtenir aucun article ! Le coût d’entrée est très élevé : réfléchissez à deux fois avant de signer.

 

DO :

  • Avant de communiquer, repenser son positionnement. Parmi les grandes légendes des RP outre-Atlantique, il y a l’appli Slack (logiciel de chat) dont les fondateurs ont très vite été soutenus par les médias. Dans un article de Business Insider, ils dévoilent leur stratégie de communication fondée sur le concept de « Big Idea ». Cette dernière est une vision du monde différente, novatrice et propre à une entreprise. La grande idée de Slack est de dire que cette appli universelle dote le client d’une organisation collaborative pourvoyeuse de croissance. En la déclinant en éléments de story-telling simples, clairs et novateurs (« Slack va tuer l’email »,  « Slack est le prochain Microsoft »), Slack a très rapidement suscité l’intérêt des médias.  A noter : cette start-up n’a pas eu de budget marketing jusqu’en 2015… mais une excellente couverture médiatique ! Cet exemple illustre la prise de recul nécessaire à des entreprises qui veulent communiquer de façon efficace et économique.  Pensez d’abord à formuler une « Big Idea » pour ensuite la décliner sur ce marché spécifique.
  • Retravailler ses messages  pour ce marché spécifique. « De par leur histoire et leur culture, les Américains ne reçoivent pas les messages de la même façon », indique Hervé Brunet, CEO de Sticky Ads. Si l’on ne peut pas dresser ici la liste exhaustive des différences de perception, voici néanmoins quelques idées pour adapter sa communication: « Ici, par exemple, il faut décrire le produit de façon très concrète, en soutenant chaque argument par des éléments factuels mesurables », explique Hervé Brunet. Le fact checking est, en effet, une habitude pour les médias mais également pour les journalistes. Afficher ce que votre entreprise apporte concrètement à ses clients est essentiel: il faut toujours chiffrer les gains, les bénéfices ou les économies que permettent votre produit. Un VC habitué à accompagner les start-ups françaises outre-Atlantique précisait : « ici, on est plus terre-à-terre qu’en France, on vend des produits dans ce qu’ils ont de plus matériel, on est loin du concept ».  Toujours sur la forme des messages, il faut être concis et avoir une catchline forte et différenciante.
  • Adopter une vision de long terme. Soignez vos relations avec les médias et envisagez-les sur le long terme. Aux Etats-Unis, il est aisé de contacter les journalistes directement par mail ou sur Twitter et d’engager la conversation. Cela vous permettra de préparer le terrain pour le jour où vous aurez une annonce à faire. Par ailleurs, ne ciblez pas tout de suite les grandes publications. Ici, tout le monde rêve d’un article dans Techcrunch, qui signe la consécration ultime de la jeune entreprise US. Cette idée reçue est à prendre avec des pincettes. Il est bien plus utile, pour multiplier les chances d’obtenir une couverture médiatique, de se constituer un réseau limité de journalistes au sein de multiples publications de moindre ampleur..

Vous l’aurez compris, l’aventure américaine est pleine de surprises. Il faut savoir s’y préparer en amont et apprendre de ses erreurs au fil du temps. Pour conclure, voici un verbatim qualitatif, tiré d’échanges avec des entrepreneurs français installés aux Etats-Unis :

  • Pour obtenir une couverture médiatique à coup sûr, il faut soit être soutenu par un VC connu, soit signer avec un grand client local soit, enfin, recruter une star US dans votre domaine 
  • Les Etats-Unis sont aussi le cimetière de start-ups françaises
  • Avant de se lancer, il faut savoir quelle histoire on veut raconter et si elle fait sens pour des Américains
  • Il n’y a pas de chemin idéal en RP ici mais beaucoup de chemins à éviter à tout prix
  • S’installer aux Etats-Unis, c’est ré-apprendre l’humilité pour un entrepreneur

Anna Casal – @ci_anna